(bon courage)
NE LISEZ PAS CE PROLOGUE SI VOUS N'AVEZ PAS LU LES DEUX PREMIERS TOMES !!!
La discipline.
C’était capital. Elle n’acceptait
pas qu’on passe outre sa discipline, qu’on s’écarte du chemin qu’elle
dessinait, qu’on puisse même esquisser un pas hors de la ligne droite qu’elle
avait tracée.
Elle n’acceptait pas les
dérapages, les fautes, les erreurs. Non. Tout était question de droiture,
d’obéissance et de contrôle. Chaque chose avait sa place et chaque personne
également. Et, si faute de discipline il y avait, correction était nécessaire.
Dans tous les cas. C’était ainsi qu’elle avait créé son monde, qu’elle le
gérait, qu’elle le maintenant.
Ainsi qu’elle devait réagir,
maintenant. Discipline.
Installée dans son fauteuil de
velours rouge, dans le coin de son boudoir favori, Eileen Wood jugeait
sobrement du regard la femme face à elle. La femme dont elle tenait la vie
entre les mains, comme pour tous ses employés. La femme à qui elle avait imposé
une discipline qui se devait d’être respectée.
Elle souriait, poliment.
Pourtant, dans la salle et parmi les trois domestiques et six gardes entourant
le gouverneur, le silence était tendu, oppressé. Chacun savait que les moments
à venir allaient être décisifs pour la personne en instance du jugement
d’Eileen Wood. Chacun avait compris au petit pincement de lèvres qu’une faute
avait été commise, qu’une peine serait à payer. Ainsi était la procédure pour
toutes les personnes entourant Eileen Wood, gouverneur de trente-quatre ans au
visage aussi angélique qu’une poupée.
Une main de fer dans un gant de
velours.
Discipline.
— Je ne comprends pas, souleva
Eileen Wood d’un timbre délicat, en croisant ses jambes devant elle. Pourquoi
mon thé est-il froid, Armenia ?
La domestique se courba, si
fortement que ses os craquèrent sous le mouvement, que son front manqua toucher
le sol. Ses mains, posées sur ses genoux osseux, tremblaient si fort qu’elles
claquaient contre le bas de sa jupe. Eileen Wood attendit, les doigts refermés
autour de sa tasse de thé. Sa tasse de thé qui n’était pas à la température
désirée. Non, il était trop froid, beaucoup trop froid. C’était inadmissible.
— Je suis confuse, madame, énonça
la vieille femme d’une voix aussi vibrante de vérité que paniquée. Je ne
comprends pas, votre eau a été portée à ébullition il y a douze minutes
exactement, comme je le fais quotidiennement.
— Il n’est pas « comme
d’habitude », Armenia, décréta Eileen Wood en caressant doucement la tasse
de son index. Sinon, je ne vous aurai pas fait sommer. Il n’est absolument pas
« comme d’habitude ». Pourquoi mentez-vous, Armenia ? Je n’aime
pas le mensonge.
Un glapissement. Armenia,
toujours pliée en deux, hésita quelques secondes avant de répondre :
— Je vous prie de bien vouloir
excuser cette incommensurable faute, madame.
L’air sembla remuer, les dos se
tendirent, les muscles se raidirent. Des lèvres se relevèrent, sur le visage
d’un officier, d’un seul officier, au teint aussi basané que son regard était
noir. Une réaction qui contrastait totalement avec les regards tourmentés des
autres, en proie à la douleur qui émanait de la vieille domestique.
— Savez-vous ce qu’est la
discipline, Armenia ?
Le ton était toujours courtois,
le sourire présent. Mais le regard du gouverneur était aussi froid qu’un glaçon,
plus dangereux que jamais. Armenia, le front baissé, ses cheveux gris tombant
dans son cou sous son épais chignon, n’osa pas répondre.
— Armenia, j’attends.
Une déglutition qui se fit
entendre dans la pièce, aussi fortement qu’un hurlement. La tension, vibrante,
intense, rendait la respiration de chacun difficile. Sauf pour la personne qui
continuait de juger, la main autour de cette tasse de thé qui refroidissait de
seconde en seconde. Sauf pour cet officier et son sourire qui dévoilait de plus
en plus de dents.
— Oui… oui, Madame, finit par
murmurer la quinquagénaire d’un ton faible, aussi difficile que si elle venait
de manger une poignée d’aiguilles.
— Je vous écoute.
— C’est… c’est répondre à vos
attentes, madame.
Tous retinrent leur souffle. La
main d’Eileen Wood se figea sur la tasse, peau diaphane sur la porcelaine
blanche.
— Répondre à mes attentes…
souffla Eileen Wood dans le silence de la pièce. Et vous pensez avoir répondu à
mes attentes, Armenia ? Vous pensez avoir répondu à mes attentes ?
Non ! Vous n’avez pas répondu à mes attentes !
Le timbre posé s’était transformé
en tempête de glace. La pauvre domestique, semi-redressée, ses joues creusées
et ridées pleines de larmes, encaissait chaque syllabe d’un tressaillement.
Elle fit un pas en arrière quand la tasse vola à côté d’elle et éclata en
morceaux en se brisant contre le mur.
— Levez la tête, Armenia, ordonna
Eileen Wood en quittant son siège avec l’élégance et la hauteur qui l’incarnait
pour aller faire un pas vers sa cible.
La domestique obéit, croisant le
regard noisette du gouverneur. Ses iris remplis de crainte criaient à la
clémence, au pardon. Eileen glissa un doigt sur la joue pâle de la
quinquagénaire et s’arrêta sur la cicatrice qui ornait son visage, du bord de
son sourcil droit jusqu’à sa lèvre. Puis, elle dérapa vers son oreille, dont il
manquait une partie du lobe. Elle attrapa finalement la main de la pauvre femme
en contemplant l’espace où manquaient l’auriculaire et l’index, adressant un
doux sourire à Armenia. Qui écarquilla alors les yeux de terreur.
— Vous n’aurez plus besoin de
votre pouce.
Les yeux de la domestique s’agrandirent
davantage, elle entrouvrit la bouche sur un cri muet. Eileen Wood la congédia
d’un signe de la main.
— Assez, maintenant. Faites ce
que vous avez à faire, dit-elle à l’un des gardes qui acquiesça aussi vite.
Armenia, mon thé sera à la parfaite température, demain. Où vous n’aurez plus
de doigts à agiter. Qu’en est-il de mes vieux amis, officier Kaan ?
La vieille femme sortit en
sanglotant, accompagnée de son futur bourreau. La remplaça en face d’Eileen
Wood ce soldat d’une vingtaine d’années au physique avantageux, dont le teint foncé
contrastait totalement avec la peau claire du gouverneur. Le jeune homme croisa
ses mains sur le devant de son impeccable costume sur mesure, et haussa le
menton avant de débuter :
— Le gouverneur a laissé un
ultimatum à son fils, madame. L’un de nos soldats a pu assister à toute la
scène, et m’en a rendu témoignage. Le fils Johns est décidé à ne plus donner de
comptes à son père, selon toutes apparences. William Johns a dû utiliser de la
force pour le convaincre, avec un otage. Il a par ailleurs grièvement blessé
l’un des alliés de son fils.
Les mains croisées dans le dos de
sa longue robe bordeaux, Eileen Wood tendit le cou vers son interlocuteur et
lui indiqua d’un signe de tête son étonnement.
— Un seul ?
— Je pense que c’était une
démonstration de force, madame.
— Quel était cet allié ?
Kaan n’hésita pas une seconde.
— Il s’appelle Maxim Tyrel,
madame.
— Vous le connaissez ?
— Oui, madame.
Eileen Wood s’arrêta devant
l’officier. Et le toisa longuement, cherchant une faille sous l’apparence
impassible du jeune homme. Sans avoir vu l’ombre d’un cil bouger, elle secoua
la tête avec amusement et se réinstalla sur son siège pour croiser ses jambes
au niveau des chevilles, le dos droit.
— Expliquez-moi.
— J’ai vécu quelque temps dans son
refuge, madame. Il m’a aidé durant la période où j’étais seul, avant de vous
servir. (il hésita une seconde) Je l’ai trahi. J’ai manqué tuer l’une des
leurs, après avoir voulu abuser d’elle.
Pas la moindre once de remords
sur le visage anguleux du soldat. Au contraire, une certaine fierté brillait
dans son regard, aussi perfide que son propriétaire. Eileen Wood haussa un
sourcil, nullement ennuyée par cette réponse.
— Peu importe, mon cher officier.
Le passé est passé. Va-t-il mourir ?
— Il y a de fortes possibilités
que ce soit déjà fait, madame.
— Bien, très bien. Pourquoi le
fils Johns agit-il comme ça, officier Kaan ?
— Je pense qu’il cherche à
s’affranchir de son père, madame. Qu’il veut créer sa propre force. Et que le
gouverneur Johns n’est pas d’accord avec son idée de liberté.
Eileen Wood acquiesça, un doigt
sur le menton, l’autre sur la joue. Elle esquissa un sourire en direction de
l’officier Kaan.
— C’est intéressant. Je veux
utiliser cette dissension. Que pensez-vous que je puisse faire, officier ?
Il releva le menton, bomba le
torse et étendit ses lèvres de façon sournoise, mesquine.
— Le gouverneur Johns n’aurait
pas laissé un ultimatum à son fils s’il n’était pas contrôlé par ses
sentiments, madame. Il ne veut pas le voir s’éloigner de lui. Aussi, je pense
que nous pourrions lui faire perdre ses moyens en jouant sur ce point.
— Tuer le fils Johns ?
— Oui, madame. À mon goût, il est
aisé de deviner que les deux faiblesses de William Johns sont respectivement sa
soif de pouvoir et ses enfants.
— Bien. Très bien, Kaan. Alors,
nous tuerons le fils Johns. Après l’avoir fait parler, bien entendu.
Ce n’était pas un ordre, mais une
condamnation. Les dés étaient lancés concernant le sort d’Alexander Johns.
— Bien, madame. Je lance une
requête pour mettre la main sur lui.
— Faites. Mais avant de le tuer,
j’insiste, officier… Je veux toutes ses connaissances, jusqu’à la dernière.
Utilisez la manière forte.
— Si je peux me permettre…
— Oui, officier, permettez-vous,
sourit-elle en voyant une lueur s’allumer dans les prunelles d’un noir d’encre.
Coupez-lui mains, jambes et pieds s’il le faut. Faites-le parler. Et tuez-le,
que le sang coule dans la famille de mon cher ennemi ! Faites de même pour
la fille Johns, cette dénommée…
— Ella, madame.
— Ella, je veux que vous lui
mettiez la main dessus et que vous lui arrachiez les membres un à un avant de
les envoyer à William Johns. Qu’elle souffre, qu’il souffre, qu’il pleure… que
sa faiblesse puisse m’être utile.
L’officier observa soudainement
ses mains, mal à l’aise. Eileen Wood lui indiqua d’un froncement de sourcils
qu’elle attendait qu’il parle.
— La fille Johns est constamment
entourée d’une garde rapprochée, madame, énonça Kaan avec regret, et n’est pas
autorisée à sortir de la résidence sécurisée du gouverneur.
— Peu importe. Trouvez le moyen
d’y entrer. Faites quelque chose, je me moque de ce qu’il en est, mais abattez
cette fille.
— Bien madame.
Il tourna le dos pour se retirer,
elle l’interpella avant qu’il ne s’éloigne :
— Et trouvez-moi Aubrey.
Kaan cilla légèrement, affichant
un masque d’étonnement pendant l’espace d’un microscopique instant, pendant
qu’il se tournait vers le gouverneur. Il retrouva son calme apparent, sa fierté
et sa suffisance, tandis qu’il demandait :
— Aubrey, madame ?
— Elle se fait appeler Reine,
désormais. Je veux lui proposer une offre.
— Puis-je lui transmettre ?
— Bien entendu, officier, sourit
Eileen Wood en tendant la main vers le jeune soldat.
Méticuleusement, au ralenti, il
se rapprocha d’elle, comme s’il était envouté. Elle le laissa faire, patiente,
jusqu’à ce que leurs visages ne soient qu’à quelques centimètres l’un de
l’autre. Sa main glissa sur la joue râpeuse du soldat, en une caresse chargée
de douceur, de promesses contenues.
— Dites-lui que je lui propose
d’annuler son bannissement si elle me permet de mettre la main sur Alexander
Johns, murmura-t-il tandis que les iris d’encre glissaient vers la bouche
vermeille.
— Bien madame, murmura-t-il après
avoir laborieusement dégluti, absorbé par le visage du gouverneur et les
promesses pleines de charme qu’il y lisait.
Elle sourit. Et l’éloigna d’une
poussée sur le torse. Les instants charnels n’étaient prévus que pour la
soirée. Elle avait à faire avant. Elle reprit de façon péremptoire :
— Je veux que la ville entière
soit surveillée, je veux que ce garçon ne puisse pas faire un pas sans
s’exposer à nos soldats. Dites à Reine qu’elle déploie sa ridicule armée… et qu’elle
pourra retrouver sa position au sein de la mienne en cas de réussite. Elle
pourra régner sur la ville, comme elle l’entend.
— Bien, madame, murmura Kaan en
hochant la tête avec solennité.
— Allez-y, officier, déployez vos
hommes. Trouvez-moi les Johns. Tuez-les, sauvagement, comme ils le méritent. Ensuite,
nous attaquerons.
Il opina, bras croisés derrière
le dos. Elle le congédia d’un geste de la main.
— C’est tout, maintenant,
officier Kaan. Laissez-moi. Pour le moment. Je dois me faire apporter un
nouveau thé.
Elle obliqua son menton vers une
domestique terrorisée :
— Vous avez cinq minutes.
Dépêchez-vous. Je n’ai pas envie de faire couper d’autres doigts aujourd’hui.
Kaan osa un sourire, répondant à
celui que le gouverneur se retenait d’esquisser. La servante déguerpit avec un
glapissement horrifié.
Eileen Wood retomba contre le
dossier de son fauteuil, satisfaite.
Discipline.
Tout était dans la discipline.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire